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  • : Le blog de Benyounès Bellagnech
  • : Analyse institutionnelle : Théorie et pratique au sein des institutions politiques, éducatives et de recherche. L'implication des individus et des groupes dans la vie politique et sociale.
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24 septembre 2018 1 24 /09 /septembre /2018 11:31

René Lourau : présentation de La somme et le reste (2)

 

 

Henri Lefebvre - on pressent que bien des choses commencent à pivoter autour de lui - est en ce début des années 60 en liaison avec un autre groupe, l'Internationale Situationniste. Son rituel de libération, après son départ du parti communiste, il l'accomplit peut-être davantage, et avec plus de plaisir, en compagnie de ces jeunes avant-gardistes issus du Lettrisme et désireux de produire le dépassement de l'art dans la vie quotidienne. Hegel, que Lefebvre n'a jamais renié, le jeune Marx romantique et libertaire, sont de la fête. La critique radicale du vieux monde retrouve la poésie, l'humour, la férocité du permis de démolir proclamé trente ans plus tôt par les surréalistes. La dialectique retrouve son tranchant émoussé par tant de dogmatismes. Et de nouveau le mot Révolution se déshabille lentement: sa beauté donne le frisson. Le plaisir, le non-travail, le plein emploi de l'espace et du temps, le jeu, l'imagination sont à l'ordre du jour. Ce marxisme-là, faut-il le jeter avec l'eau sale et rougie du bain stalinien? Certes pas.

Même si, comme on le voit déjà, les liens entre le marxisme et l'analyse institutionnelle ne se réduisent pas au rôle d'Henri Lefebvre dans notre courant, il n'en reste pas moins que c'est en grande partie à travers Lefebvre qu'une certaine décomposition du marxisme institutionnel et, simultanément, une reconnaissance de l'apport marxien, ont pu profondément marquer l'élaboration de l'analyse institutionnelle.

Inutile de tenter un renouvellement du thème romantique des « ruines » : le marxisme, idéologie de l'intelligentsia progressiste, spiritualisme sordide de la bureaucratie, était sans doute déjà mis à mort en plein XIXème siècle, grâce au premier disciple actif de Marx, Ferdinand Lassale. Le Négatif était bel et bien enterré. Vaincu idéologiquement au sein de la première Internationale et politiquement avec la Commune de Paris, le courant révolutionnaire libertaire lançait aisément des prévisions justes quant à l'avenir d'une doctrine qui s'identifiait aussi férocement avec sa propre institutionnalisation. Plusieurs dizaines d'années à l'avance, Bakounine, puis Makhaïsky, décrivent le totalitarisme qui ne peut manquer de surgir du marxisme institutionnel. L'effondrement, en quelques jours, en quelques heures, en 1914, de la deuxième Internationale, annonce en clair dans quelles conditions allait être créée la troisième (et allait éternellement avorter la quatrième). Si le Négatif était, dans la prophétie initiale, incarné dans l'internationalisme, le lassalisme à la manière russe était son second fossoyeur : mais, cette fois, pas seulement à l'échelle d'un pays (l'Allemagne). C'est à l'échelle mondiale que l'on assistait à une Bérésina intellectuelle : le communisme identifié à un nationalisme russe et la libération de l'homme étant confiée à l'une des pires bureaucraties qu'ait connue l'histoire.

Bien entendu, cette vision trop facilement construite a posteriori n'est pas acceptée par tous les anciens communistes. Le devenir du mouvement révolutionnaire reste pour eux attaché à la puissance des partis communistes, des partis entièrement transformés, rénovés, purgés de tout dogmatisme. Ils ne croient pas à l'extermination du Négatif par le socialisme lui-même. Après tant d'années sans horizon, ils espèrent, tel Henri Lefebvre, en des dépassements...

Tout en respectant et en comprenant ce que l'expérience accumulée dans « LE Parti» peut produire d'espoirs, de stratégies plus ou moins riches d'avenir, je ne peux m'empêcher, ici, de signaler un point «chaud» dans les relations entre l'analyse institutionnelle et le marxisme. Ce point, c'est la question de la forme « parti ». La forme « parti », comme cela a été montré par l'un d'entre nous, Antoine Savoye[1], ne peut être comprise qu'en liaison avec la périodisation du mouvement révolutionnaire. La dialectique du mouvement et de l'institution, étudiée par Alberoni[2] trouve ici un de ses terrains d'application les plus significatifs pour l'analyse institutionnelle. Le jeu des forces sociales engendrant des formes sociales qui deviennent à leur tour foyer de forces, ce jeu-là est placé sous le signe de ce que j'ai nommé, dans la théorie de l'institutionnalisation, le principe d'équivalence élargi. Pour qu'une forme finisse par être acceptée par le droit et l'idéologie dominants, il faut qu'elle entre en équivalence avec les formes déjà existantes. Or, ce qui nous intéresse ici, c'est moins cette description un peu mécanique de la genèse des formes que l'analyse des transformations opérées dans le « contenu » du mouvement, dans les forces qui se matérialisent dans telle ou telle forme. Comme le souligne Antoine Savoye, l'apparition de la forme « parti » est contemporaine de la réaction politique. La Conspiration des Egaux de Babeuf et Buonarotti se constitue non avant mais après Thermidor. Les partis socialistes se constituent après l'effondrement de la première Internationale, sur le cadavre de l'internationalisme. Lorsque, mettant la charrue avant les boeufs, ils se présenteront comme de simples « sections » de la nouvelle (deuxième, et aussi troisième) Internationale, les faits exposeront avec éclat l'absence de tout contenu réel de cet «internationalisme ». «Section », certes, mais alors au sens de mise en morceaux de la prophétie. La négation de la «prophétie initiale », dont Mühlman[3] a fait la base de sa théorie de l'institutionnalisation, est une force indispensable pour que s'organise la forme « parti » telle que nous la connaissons depuis la fin du XIXème siècle. La bureaucratisation, la fonctionnarisation, la coupure entre parti et masse (et entre parti et théorie) ne sont pas des «dégénérescences », issues d'« erreurs» ou de « mauvaises directions ». Ce sont des résultats du travail de transformation subi par le « contenu » idéologique initial. La justification ou l'excuse fournie en général — à savoir qu'il s'agit de combattre l'ennemi avec ses propres armes  — ne fait que désigner implicitement le processus de négation simple de la théorie par la pratique. Et il faut souvent attendre le moment analyseur de l'autodissolution pour voir enfin resurgir le Négatif ou négation de la négation.

 N'existe-t-il pas une alternative à l'abandon du projet socialiste par lui-même — abandon qui de la forme « parti » s'étend ensuite, lors de la prise du pouvoir, à tous les organes de la société? L'analyse institutionnelle a-t-elle une proposition constructive à opposer à ces fatalités? Un vieux « truc » de psychosociologue, un antirouille, un acide antibureaucratique ?

Contentons-nous d'indiquer rapidement que la solution, si solution il y a, ne saurait en aucun cas être cherchée dans des instrumentalisations, dans des recettes formelles. C'est le devenir historique lui-même qui peut alimenter notre imagination socio-analytique. Les organisations politiques ou syndicales, ou syndicalo-politiques, qui ne se constituent pas en machines électorales, qui ne consacrent pas leur meilleure énergie à la gestion interne, qui acceptent d'être observées de l'intérieur ou de l'extérieur, sont moins soumises à la fatalité dont il était question plus haut. La C.N.T. espagnole, à la veille de 1936, ne possédait qu'un seul permanent, son secrétaire général. La CGT italienne a décidé de licencier une bonne partie de ses 4000 permanents, l'entretien de cette armée de bureaucrates absorbant dans certaines régions jusqu'à 49 % du budget ! Surtout, bien des organisations non encore monstrueusement développées, dans l'avant-gardisme politique ou culturel, expérimentent dans l'autodissolution les bienfaits de la résistance à l'institutionnalisation.

Tout près de nous, autour de 68 en France, un peu plus tard au Portugal et en Espagne lors de la fin des dictatures, on a vu se développer des formes et des théories « apartidaires », assez rapidement absorbées par les anciens ou nouveaux partis. Il faudra tenir compte, un jour ou l'autre, de ces laboratoires sociaux. Mais surtout, il faudra opérer un renversement complet de la réflexion politologique et sociologique : les formes et théories apartidaires ne sont pas de petits accessoires dans la grande machinerie politique. Elles ne peuvent se contenter de servir de cure de rajeunissement ou d'aggiorniamento pour vieux monstres ankylosés. Elles ne sont pas davantage des forces d'appoint à une stratégie léniniste ou para-léniniste. La stratégie dont elles sont porteuses ne peut que les opposer à la stratégie des gros appareils conçus spécialement pour la prise du pouvoir d'Etat ou l'exercice du pouvoir d'Etat. La réflexion sur la forme « parti » débouche donc sur une révision stratégique, et non sur la perspective d'un peu plus de démocratie interne bu de rénovation de la « ligne » idéologique. La décomposition de plus en plus visible de la forme « parti » sinon dans la réalité politique habituelle, du moins dans l'imaginaire social de notre époque, ne peut que nous encourager dans notre analyse.

(...)

 

 


[1] Antoine SAVOYE, « Pour une analyse institutionnelle du parti », L'homme et la société, n°' 29-30, 1973.

[2] Francisco ALBERONI, Movimento e instituzione, Bologne, Il Mulino, 1981.

[3] Wilhelm E. MÛHLMANN, Messiannismes révolutionnaires du tiers-monde, Berlin, 1961, tr. fr. Gallimard, 1968.

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